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L’EIIL à Mossoul et ses conséquences

Les événements se précipitent au Moyen-Orient. L’État Islamique en Irak et au Levant a ainsi pris la ville de Mossoul et constitue désormais une menace contre le pouvoir de Bagdad (voir par exemple ici). Son projet transnational qui vise à bousculer le système de frontières hérité de la Première guerre mondiale va bien au-delà des seuls cas irakien et syrien. Il s’agit d’un bouleversement géopolitique de fond qui laissera des traces durables. (Cliquer sur le titre pour lire la suite)

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Tout a été dit sur l’EIIL, ses racines et son projet. J’y reviendrai quelque jour. Du point de vue irakien, ses progrès signifient qu’il contrôle toute la haute Mésopotamie, à cheval sur la Syrie et l’Irak. Ce succès est dû à plusieurs facteurs : tout d’abord, l’établissement d’une base solide en Syrie construite en luttant contre le front Al Nusrah et en bénéficiant de la tolérance de B. el Assad. Plus loin dans le temps, l’EIIL s’enracine dans la lutte contre les Américains initiée en 2003. L’EIIL n’apparaît pas à l’automne 2013, il est le résultat de dix ans de lutte. Il bénéficie enfin des petits calculs du premier ministre irakien, Al Maliki, qui a gouverné difficilement pendant quatre ans et qui a cru qu’en accentuant les divisions internes il établirait les bases de son maintien au pouvoir. Or, cette décision politique a accentué les divisions internes et radicalisés des sunnites marginalisés par Bagdad. Al Maliki paye ainsi l’échec de sa politique. On voit mal comment il réussira à le surmonter.

Toujours à l’intérieur de l’Irak, deux catégories sont désormais en difficulté : les Kurdes au nord puisque la prise de Mossoul, ville composite et « irakienne » car polyethnique, constitue un défi direct à leur équilibre. Ils ne peuvent accepter la mainmise des réserves pétrolières de Mossoul, encore moins voir Kirkouk menacée (j'apprends à l'instant, à l'heure de mettre en ligne, que les peshmargas viennent d'investir Kirkouk qui était devenu un centre de gravité opératif). Cela va les inciter à transiger et à trouver des alliés de circonstance. Il peut s’agir des chiites non malikistes. Il n’est ainsi pas anodin d’avoir très vite entendu B. Sadr déclarer sa volonté de protéger tel lieu saint chiite. De même, un Terak Najm peut apparaître comme un leader alternatif. Enfin, un certain nombre de miliciens chiites irakiens, engagés en Syrie, devrait retourner très vite en Irak. Il reste que les Kurdes peuvent voir l’émergence d’un nouvel État au Moyen-Orient comme le moyen de recomposer les frontières et d’accéder directement à l’indépendance. Toutefois, est-il de l’intérêt des Kurdes d’avoir une Haute-Mésopotamie jihadiste comme voisin ? Ceci devrait donc atténuer leurs revendications, du moins à court terme.

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A l’extérieur de l’Irak, les positions vont également changer très rapidement. La Turquie qui avait longtemps laissé prospérer l’EIIL en Syrie (pour ne pas dire soutenir) reçoit un coup de pied de l’âne avec la prise d’otage de son consulat à Mossoul. La position est délicate car dans le même temps, les négociations avec les Kurdes de Turquie se sont récemment envenimées, même si un modus vivendi avait été trouvé avec les Kurdes irakiens. Dans le cas présent, il est probable que la Turquie va se rapprocher des Kurdes et des Iraniens pour contrôler l’EIIL. La création d’un nouvel Etat au Moyen-Orient créerait un précédent évident qui ouvrirait la voie à un Kurdistan indépendant et donc à une balkanisation de la région qui pourrait, à terme, déborder en Turquie.

Vu de Syrie, la percée de l’EIIL est globalement une bonne nouvelle. Certes, ce parti jihadiste se renforce et il n’est pas besoin d’être grand devin pour prévoir qu’il se retournera un jour contre Assad. Toutefois, l’EIIL doit d’abord consolider ses positions et maintenir une ligne de défense contre sunnites irakiens et kurdes, ce qui devrait relativiser son désir de combattre sur deux fronts. Surtout, l’EIIL apparaît comme encore plus néfaste dans la région : le jihadisme est définitivement le danger principal et tous ceux qui le combattent recevront un soutien indirect de tout un tas d’acteurs extérieurs, à tout le moins une tolérance de la communauté internationale. Ceci valide la stratégie poursuivie par Assad depuis trois ans et ses succès acquis ces derniers mois. Il peut désormais se présenter comme la ligne de front d’un terrorisme islamiste résurgent. Tant pis si à court terme les miliciens irakiens vont retourner dans leur pays et diminuer par là l’infanterie déjà peu nombreuse du régime.

Vu d’Iran, la percée de l’EIIL constitue une très mauvaise nouvelle. Certes, Téhéran a très tôt relativisé l’idée du croissant chiite, même si le dispositif étatique le suggérait. Dans le cas présent, les erreurs de Maliki ont conduit à un éclatement de fait de l’Irak et donc à la perte du contrôle des régions éloignées. Mais l’Iran ne pouvait gagner sur les deux tableaux : un système chiite autonome et sous contrôle, mais parcellaire ; ou un Irak persistant mais avec un faible contrôle iranien. Téhéran devrait donc rapidement changer de cheval et trouver une direction chiite plus admissible par les autres factions irakiennes. Toutefois, cet affaiblissement intervient au moment de négociations cruciales avec les Américains. Téhéran va devoir jouer une partie subtile, privilégiant la signature d’un accord qui va permettre l’ouverture du pays au détriment d’un contrôle étendu de l’Irak : échanger du global contre du régional, en quelque sorte, ce qui accessoirement devrait permettre de trouver des voies de dialogue avec l’Arabie. Faisons confiance aux Iraniens pour mener les choses avec leur finesse coutumière.

L’Arabie Saoudite, justement. Elle était horrifiée par le renversement américain, déçue de la persistance d’Assad, agacée par les printemps arabes. D’une certaine façon, les succès de l’EIIL constituent une bonne nouvelle. Non que Ryad soit très enthousiaste envers les jihadistes irakiens, succédanés d’Al Qaida et qui voudront être plus royalistes que le roi (rappelons que Ben Laden voulait d'abord renverser la dynastie saoudienne), mais le gain de Mossoul et le contrôle de la Haute Mésopotamie ont deux effets jugés favorables : casser le croissant chiite et donc redonner une ligne de front sunnite à ce qui est perçu comme un encerclement ; et affaiblir la position iranienne. Toutefois, la difficulté consistera à contrôler le triangle frontalier entre Arabie, Jordanie et Irak (province d’Al Anbar).

Les Etats-Unis semblent en dehors du coup, observant cela de loin, conformément à leur posture récente. Ils voient le résultat des erreurs de G. Bush et des neo-cons, ainsi que du retrait brutal de leurs troupes (à la suite d’un raidissement d’Al Maliki qui se trouve fort démuni, quelques années après avoir renvoyé les troupes américaines). Toutefois, leur rhétorique anti terroriste devra être rénovée et il leur faudra trouver les moyens d’appuyer ici ou là les adversaires de l’EIIL. Doutons que les drones annoncés suffisent. Toutefois, ils n’accepteront pas un Kurdistan indépendant, ont des difficultés avec les Turcs et finalement, leur seul relais régional sera l’Iran… Au bilan, leur position n’est pas brillante et alors qu’ils étaient un acteur « indispensable » de la région, chacun pourra constater qu’on peut agir en se passant d’eux.

Un dernier mot sur le pétrole. L’EIIL finance son action grâce à la contrebande du pétrole : celui produit en petites quantités en Syrie, bientôt celui produit en grandes quantités en Irak. La difficulté consistera à sortir ce pétrole. Ce qui était faisable dans le cas kurde puisque cela arrangeait tout le monde (Kurdes, Turcs et Iraniens, à tout le moins) sera-t-il tolérable s’agissant de l’EEIL ? Il est permis d'en douter. Du coup, la production irakienne devrait baisser et si l’Iran peut potentiellement prendre le relais, on ne devrait pas assister, à court terme, à un net fléchissement des cours du pétrole. Or, les Américains comptaient sur cette baisse des prix pour affecter l’équilibre économique de la Russie. Ainsi, pour cette dernière, le blocage moyen-oriental qui s’annonce est-il plutôt une bonne nouvelle.

Au final, la percée de l’EIIL constitue un bouleversement. Ses conséquences dépendront de sa capacité à s’enraciner. Souvenons nous que lorsqu’ils avaient pris Fallouja il y a quelques semaines, on avait cru qu’ils ne se maintiendraient pas. Ils ont prouvé le contraire. Il est donc fort improbable, sauf erreur, que l’EIIL disparaisse bientôt. L’équation se complique….

PS : un dernier point : Mossoul était peut-être la dernière ville pluriethnique d'Irak; Avec sa conquête par l'EIIL, la purification ethnique a été immédiate, avec le quart de la population fuyant la ville et la totalité des chrétiens (voir ici: En 2003, 35 000 chrétiens vivaient à Mossoul. Onze ans plus tard, 3 000 jusqu’à ces dernières heures. Aujourd’hui, il n’y en a plus aucun). L'illusion d'un Irak composite s'envole ainsi, ultime effet de la politique à courte vue d'Al Maliki.

A. Le Chardon

Commentaires

1. Le samedi 14 juin 2014, 20:38 par ssp consult

Un article très fouillé qui nous sort très utilement des sentiers battus dans la foulée de l'explication américaine tellement subtile qu'ils sont en échec sur tous leurs théâtres d'action depuis ww2, finalement.

Aussi du fait de cette qualité une remarque pour construire un questionnement pertinent (belle manifestation, enfin, d'intelligence d'Obama hier refusant de suivre ceux qui battent la campagne dans son entourage à coups de "chiites/sunnites" comme grille analytique): une remarque en forme de gêne de voir le terme "djihad" dévoyé au point de couvrir des raisonnements absurdes chez nous: il ne peut pas y avoir de "djihad" en dar-al-islam entre islamistes. Le djihad c'est l'un des versants (je n'ai pas écrit versets) du devoir de prosélytisme de tout musulman, comme d'ailleurs de toutes les religions monothéistes révélées à commencer par le catholicisme ("universel"). La conversion pouvant se tenter par d'autres moyens, comme quand les USA cherchent à nous convertir au TTIP.

Cela est d'autant plus trompeur qu'il semble parmi ces "djihadistes" y avoir beaucoup d'ex cadres de l'armée de ce pays qui était laïc, pluri-religieux et ethnique et constituait une nation au sens "moderne" ou occidental, comme on veut (certes par des procédés peu recommandables chez nous). A preuve, durant huit années des chiites ont combattu aux côtés de sunnites la nation iranienne en une boucherie type 1914. C'est bien notre seule intervention qui a brisé cette nation qui est en train de se reconstituer à la mode locale, autour de notions trop subtiles pour nous (et là encore bravo pour l'étude cher Chardon) du type religions, sensibilités religieuses marqueurs de créations claniques, coutumes, histoires familiales, capacités économiques inhérentes à toute société désagrégée donc criminelle (remember Camorra ou Cosa Nostra de NY...), etc. Alors nous plaquons "les guerres de religion", à la va vite... Partout: RCA? Guerre de religions. Nigeria? Itou. Mali? Pareil.

Nous sommes donc bien davantage face à des guerres civiles de sociétés en émergence consolidation etc. bref en situation de guerres classiques, comme nous les avons connues ici, avec une dimension religieuse qui n'est pas celle que nous plaquons de manière fantasmatique, délirante.

Alors l'anathème religieux que nous dissimulons derrière ce "djihad entre musulmans" cache notre peur de ces gens capables de verser le sang quand nous nous préférons appuyer sur un bouton, notre peur de dhimis prosélytes de leurs valeurs imposées à coups de bombes guidées laser face à d'autres prosélytes. Notre peur de devoir reconnaître que nous avons bâti depuis quelques années une haine du musulman que nous accusons de haine: cercle vertueux, probablement.

Mais ne cacherait-il pas bien davantage notre propre peur de notre barbarie de bien pensants, actuelle quand nous fracassons à la légère sans avoir tous les éléments, et future, nous dont les économies exsangues ne parviennent plus à acheter la paix de manière aisée comme autrefois... La paix dans le monde et dans nos propres cités.

Peur que Kosovo, Ukraine, Libye, Mali, Irak fussent nos miroirs, nos futurs?

Avec ces projections de nos fantasmes sur le réel, nous ne comprenons rien, et nous sommes dangereux pour nous comme pour le monde. Où peuvent se trouver des buts de guerre chez un fou de guerre (remarquable film à méditer, avec un acteur nommé ... Beppe Grillo, qui joue le psychiatre militaire).

Pour redescendre au réel (?) irakien: sommes nous certains que Maliki n'a pas scrupuleusement suivi le draft que les Américains lui ont donné? Mais le maître se reconnaît au fait qu'il n'a jamais tort. Obama a compris qu'il est dans son tort, et qu'il est urgent de réfléchir. Il regarde trop Michael Moore ou quoi?
Donc une supplique: réfléchir avant de se convertir à l'emploi "réflexe" du terme "djihad".

ALC : Je n'ai pas abusé ici du terme jihad, convenez en, cher SSP. Mais il est vrai qu'il s'agit d'une guerre civile. A ceci prêt que l'EIIL se prétend trans-national (origine de son succès à l’extérieur, puisque des myriades de combattants le rejoignent pour cette raison) et a lancé son raid à partir de la base arrière syrienne et qu'il affiche (porté, malgré tout, par une "idéologie" qui se prétend jihadiste même si la religion a peu à voir avec ce qui est une idéologie, tout simplement).

Pourtant, son marqueur irakien devrait se révéler rapidement et l'hypothèse transnationale peut éclater bientôt (même si, entretemps, elle aura transgressé le dogme de l’intangibilité des frontières dans la région, deux mois après l'affaire criméenne). Je ne peux m'empêcher de penser aux deux Baas des années 1960, frères syriens et irakiens qui se sont entre dévorés. Sous d'autres formes, de profonds déterminismes réapparaissent.

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